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Michael Sean Strickland

Textworker

1262 — Lefebvre, H. (1976). De l’État. 1. L’État dans le monde moderne. Paris: Union Générale d’Éditions. 21 March 2021, Philadelphia.

« Il se pourrait que le jacobinisme, au cours de sa lutte contre les girondins et les périphéries, ait produit quelques illusions idéologiques. Notamment en ce qui concerne la rationalité des institutions produites et l’universalité de l’activité productrice, ainsi que sa nécessité dite historique. Peut-on réduire ces illusions à une illusion spéculaire, “effet de miroir” à la suite duquel l’État passerait pour le reflet de l’unité nationale alors qu’il en fut le promoteur? L’inversion a sans doute plus d’ampleur que ne le dit une telle formulation. Malentendu? Effet de surface? Illusion plutôt speculative que spéculaire? Non, plus encore : mystification, cas extrême de l’illusion idéologique, inversant les enchaînements des causes et raisons. En allant plus loin, jusqu’au bout, sur cette voie, on pourrait se demander si la Nation n’est pas le mythe ou l’idéologie, ou les deux à la fois, de l’État. Mythe plus idéologie egale mystification. On le montrera. Ce n’est pas la première fois, ce n’est pas la dernière, que surgit ce concept : la mystification, autrement dit la fiction politique avec support moral et culturel. L’État ment, clame Zarathoustra. Et voici le mensonge : “Moi, l’État, je suis le peuple!” » (pp. 15–16).

« Il se trouve que le capitalisme se prolonge et même a remporté quelques batailles. Comment? En généralisant l’exploitation. Exploitez-vous les uns les autres! Tel est le dernier mot de l’économie (politique), de l’économisme et du productivisme. On pourrait croire que cette maxime détruit le vieux commandement religieux : “Aimez-vous les uns les autres”, ou la vieille maxime morale : “Aidez-vous les uns les autres”. Quelle illusion! L’une se superpose à l’autre, elles se dissimulent l’une dans l’autre. La charité chrétienne dans l’ordre étatique et la solidarité sociale dans l’exploitation mutuelle se garantissent réciproquement.

« Ce statut d’exploitation généralisée n’a pu s’instituer que sous l’abri de l’égalité et de la légalité mondiales. Dans la hiérarchie (des pays, des États, des groupes, des classes, des individus) qui n’a au-dessous de lui quelqu’un qu’il exploite? Le capitalisme mêle habilement à l’exploitation la domination et la volonté de dominer, c’est-à-dire aussi l’humiliation et le ressentiment et l’attente passive de la revanche. Au plus bas de l’échelle, il y a encore des animaux à dominer. Aux échelons plus élevés, les hommes exploitent et dominent les femmes (et l’inverse dès que possible), les parents exploitent et dominent les enfants (et vice-versa), les âges enfin tentent de s’exploiter et de se dominer les uns les autres. Les paysans, les artisans, les ouvriers eux-mêmes dès que possible exploitent qui passe à leur portée » (pp. 86–87).

« Bref, le travail entre dans la mystification généralisée. La classe hégémonique entretient le travail chez les travailleurs en orientant l’informatique et l’automatisation dans le sens gestionnaire. Elle s’entretient en tant que travailleuse et productive, au sein de l’État qui supervise ces activités à la fois réelles et fictives. Les hommes d’État se donnent l’allure, aussi, de gens très occupés, surchargés de labeur, de dossiers. Il n’est pas sûr à ce niveau que les mystificateurs tombent dans leur propre mystification. Ils savent faire travailler; ils savent où et comment intervenir. Les gens au pouvoir inventent des bureaux pour caser leur clientèle; ensuite, les bureaucrates inventent des tâches, car ils ont à justifier leur existence » (pp. 166–167).

« Le travail, malgré la résistance des idéologies de provenance féodale et aristocratique, devient inséparablement fait et valeur. Cette vision prométhéenne enveloppe la science, la philosophie, la morale. La bourgeoisie, quitte à ne pas l’observer, adopte une éthique du travail, pendant que la pensée envisage, avec Hegel et Marx, l’autoproduction de l’homme par le travail. Marx? Il dénonce l’idéologie et l’éthique du travail dans le capitalisme, à l’usage de la bourgeoisie, c’est-à-dire selon ses intérêts. Il monte ce que cache l’exaltation morale du travail : le travail aliéné-aliénant (divisé, parcellaire) — la vente de la force de travail, donc du temps des travailleurs. En même temps, contre la bourgeoisie, il valorise socialement le travail productif, la pratique de la classe ouvrière. Il lui confie la fameuse mission historique : lire le grand livre de l’industrie, pour édifier la société autre.

« Aujourd’hui, par comparaison de textes autrefois non publiés ou mal connus, on sait que Marx a lui-même commencé la dévalorisation du travail productif et spécialement du travail manuel parcellaire. Dans les Grundrisse, antérieurement au Capital, il a montré la possibilité d’une automatisation des opérations productives. Dès la première machine fonctionnant avec une énergie naturelle, s’entrevoit à l’horizon lointain le remplacement du travail humain par les dispositifs automatiques. Marx a également montré le rôle croissant du savoir, son investissement dans la production. Enfin, il a décelé la misère du travail parcellaire, avec sa contrepartie : la jouissance, le loisir, le non-travail comme sens du processus productif. De sorte qu’il faut ajouter au tableau de chasse du temps, au calendrier des fins, la fin du travail et de la valeur d’échange » (pp. 272–273).

« Ce qui monte à la conscience sociale et politique a suivi un long trajet accidenté, a passé par des triturations. Une partie de l’art pratique d’administrer provient de la connaissance des déformations de l’information et d’une capacité de décrypter (rectifier) les messages déformés, en prenant la déformation elle-même pour une information politique. Art difficile. Prendre la conscience nationale ou politique soit pour la raison, soit pour la résultante de ces effets multiples, ce n’est qu’une fabulation qui masque les processus (et notamment celui de la double idéologie : idéologie sur idéologie, interprétation sur interprétation, méconnaissance sur méconnaissance, décryptages sur décodages incertains de messages truqués). Quant à définir la conscience dite politique simplement par le passé du corps individuel ou social, c’est-à-dire comme conscience historique, c’est aujourd’hui une thèse puérile. La conscience se lie à l’activité, société en acte, corps en acte » (pp. 262–363).

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